Le féminicide et les médias
Le fémicide n’est ni inévitable ni excusable, même si les médias grand public le présentent souvent comme tel (Fairbairn, Boyd, Jiwani, et Dawson, 2023). La couverture médiatique du fémicide et, plus généralement, de la violence masculine à l’égard des femmes et des filles joue un rôle important dans la formation et le renforcement de la compréhension sociétale de ces formes de violence. Bien que la relation entre le contenu des médias et la compréhension du public soit complexe, la recherche sur les publics suggère que les représentations médiatiques favorisent et renforcent les perceptions et les attitudes à l’égard des crimes violents (Anastasio et Costa, 2004 ; Roberts et Doob, 1990). Les médias peuvent également influencer l’agenda politique concernant la justice pénale et sociale (Doyle, 2003). Par exemple, une étude récente de la littérature internationale a montré que le modèle médiatique dominant du fémicide rend invisibles des structures sociales telles que le patriarcat, la misogynie, le racisme et la colonisation (Fairbairn et al., 2023). Ce faisant, les médias exercent une violence symbolique en présentant le fémicide comme naturel, inévitable et résultant de circonstances individuelles. Pour ces raisons, il est important de comprendre comment le fémicide est représenté dans les médias d’information canadiens, y compris la façon dont les victimes et les auteurs sont dépeints.
Lorsqu’ils rendent compte du fémicide, les médias d’information grand public (« les médias ») sont de plus en plus reconnus à la fois comme des sources d’information et comme des participants actifs au changement social (Fairbairn et al., 2023). Au niveau international, les chercheurs et les défenseurs s’expriment de plus en plus sur l’invisibilité, la banalisation et/ou la représentation erronée du fémicide dans les médias (voir Comas-d’Argemir, 2015 ; Jilozian et Abrahamyan, 2016), et ont démontré que la couverture médiatique du fémicide dans son contexte plus large est fondée sur la race, le genre et la classe. Par conséquent, les représentations médiatiques doivent être reconnues comme une technologie de la violence (Garcia-Del Moral, 2014).
Le modèle de média
Les médias utilisent un modèle pour créer des récits et orienter la manière dont le public comprend le fémicide (Fairbairn et al., 2022), et ces modèles sont définis par leur statut de sagesse reçue et leur nature immuable (Kitzinger, 2000). Les modèles médiatiques peuvent mettre en œuvre une violence symbolique et discursive en reproduisant et en perpétuant des relations de genre inégales et socialement construites (Jiwani, 2009 ; Özer, 2019). En représentant le fémicide, le paysage médiatique exerce une violence symbolique 1) en positionnant les victimes comme coupables de la violence qu’elles subissent, 2) en réifiant ou en naturalisant la mort des femmes dans des catégories racialisées, 3) en déterminant quelles femmes sont considérées comme étant dignes du deuil (Butler, 2006) ou d’être pleurées, et 4) en permettant à l’État de maintenir une implication limitée dans la résolution des conditions qui ont contribué aux modèles coloniaux, racialisés et sexués du fémicide (Stillman, 2007 ; Jiwani, 2009 ; Fairbairn et al., 2023).
Le suivi et l’analyse de la couverture médiatique constituent une première étape pour comprendre comment ces représentations contribuent à perpétuer et à maintenir le risque de fémicide pour les femmes et les filles. Par exemple, des questions importantes se posent quant à savoir qui construit les fémicides pour le public et quels sont les récits dominants. Un examen récent des éléments clés du modèle médiatique existant pour le fémicide démontre que ce modèle limite notre compréhension du fémicide soit comme un incident individualisé et isolé dont les victimes sont largement responsables, soit comme un problème culturel impliquant des « Autres » racialisés (Fairbairn et al., 2023). Ces conclusions sont également évidentes dans des études plus anciennes (Gilchrist, 2010 ; Jiwani et Young, 2006). À partir de là, nous pouvons nous efforcer d’encourager une couverture médiatique qui donne un aperçu de la complexité de ces événements et rende justice aux vies perdues à la suite d’un fémicide.
La couverture médiatique des fémicides a évolué au cours des dernières décennies, mais pas suffisamment pour représenter fidèlement cette violence, qui s’inscrit dans un problème social plus large de violence masculine à l’encontre des femmes et des filles, enracinée dans des inégalités de genre profondément ancrées (Fairbairn et Dawson, 2013). La couverture médiatique est publique par définition et peut accroître la visibilité de questions importantes, façonner la compréhension quotidienne, faciliter le dialogue et servir de catalyseur pour le changement. Les médias représentent également l’un des sites les plus transparents pour l’examen des attitudes et croyances dominantes (et souvent négatives et inexactes) des membres de la société. Bien que la couverture médiatique du fémicide ait contribué à sensibiliser le public, la désinformation (y compris la sélection de certaines informations seulement pour la connaissance du public) et l’accent mis sur certaines formes de fémicide ou ses victimes par rapport à d’autres, combinés à des stéréotypes négatifs sur les femmes et les filles, continuent d’être identifiés.
Renforcer le rôle des médias dans la prévention primaire
Pour répondre à ce besoin de recherche, l’une des priorités de l’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation est d’identifier, de mettre en évidence et d’examiner la manière dont les fémicides sont représentés dans les médias et comment ces représentations contribuent à la compréhension quotidienne du fémicide comme une forme de violence à l’égard des femmes. L’objectif est de confronter les préjugés et le silence sociétal qui entoure la violence à l’égard des femmes, afin de commencer à améliorer les efforts de prévention et d’accroître l’accès au soutien et, par conséquent, la sécurité des survivantes. Bien que les modèles médiatiques semblent souvent naturels ou inévitables, ils sont construits par divers processus médiatisés (Kitzinger, 2000) et peuvent donc être perturbés (Fairbairn et al., 2023).
Pour accroître la capacité des médias à agir en tant qu’outil de prévention primaire, il faut travailler à perturber le modèle – pour remettre directement en question les mythes et les omissions présents dans la couverture existante (Fairbairn et al., 2023). Les pratiques médiatiques actuelles doivent changer pour couvrir les fémicides comme des violations des droits de la personne, en mettant l’accent sur l’augmentation de la perception de la responsabilité du gouvernement (Bouzerdan et Whitten-Woodring, 2018). Pour modifier le modèle d’information, il faut permettre aux journalistes de diversifier les sources d’information et les encourager à le faire (Fairbairn et Dawson, 2013 ; Kamaya, 2018), et inciter les organismes de presse à aller au-delà de la couverture des fémicides individuels et à publier des articles de fond et des articles d’opinion (Easteal et al., 2021).
Le travail militant transnational, comme l’explique Stillman (2007), tente de « résister aux récits médiatiques qui naturalisent la mort de certains ‘types’ de femmes (pauvres, non blanches, employées précaires), tout en réifiant les autres » (p. 493). Dans notre quête pour repousser les limites de l’empathie sociétale, Stillman soutient que la première étape devrait être de nommer le problème. Ainsi, pour intervenir dans la représentation médiatique du fémicide, il faut résister aux constructions de victimes « dignes » et « indignes » (Stillman, 2007 ; Jiwani, 2009).
Une deuxième stratégie pour modifier le modèle médiatique consiste à raconter des histoires, ce qui implique de repousser les limites de l’empathie sociétale et de tirer des leçons de la communauté théâtrale pour se réapproprier l’espace social symbolique (Stillman, 2007 ; Fairbairn et al., 2023). Au Canada, la campagne annuelle #SouvenezVousDeMoi (#RememberMe) de l’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation, qui met en lumière les femmes violemment tuées au cours de l’année précédente, est un exemple de ce type de stratégie. Ce travail s’aligne sur l’objectif de Stillman d’imaginer chaque vie comme « également digne de narration et de protection », entrelacée avec une résistance politique et structurelle plus large aux intersections de la race, de la classe et de l’oppression de genre (p. 497).
Références
Anastasio, P. A., et Costa, D. M. (2004). Twice hurt: How newspaper coverage may reduce empathy and engender blame, Sex Roles, 50, 535-542.
Bouzerdan, C., et Whitten-Woodring, J. (2018). Killings in context: An analysis of the news framing of femicide. Human Rights Review, 19(2), 211–228.
Comas-d’Argemir, D. (2015). News of partner femicides: The shift from private issue to public problem. European Journal of Communication, 30(2), 121–136.
Doyle, A. (2003). Arresting Images: Crime and Policing in Front of the Television Camera. Toronto, Ontario, Canada: University of Toronto Press.
Easteal, P., Blatchford, A., Holland, K., et Sutherland, G. (2021). Teaching Journalists About Violence Against Women Best Reportage Practices: An Australian Case Study. Journalism Practice, 1–17.
Fairbairn, J., C. Boyd, Y. Jiwani, et M. Dawson. (2023). “Changing Media Representations of Femicide as Primary Prevention.” In The Routledge International Handbook of Femicide/Feminicide, edited by Myrna Dawson and Saide Mobayed Vega, pg. 554-564. New York: Routledge.
Fairbairn, J., et Dawson, M. (2013). Canadian News Coverage of Intimate Partner Homicide: Analyzing Changes Over Time. Feminist Criminology, 8(3), 147–176.
Garcia-Del Moral, P. (2014). Representation as a Technology of Violence: On the Representation of the Murders and Disappearances of Aboriginal Women in Canada and Women in Ciudad Juarez. Canadian Journal of Latin American and Carribean Studies, 36(72), 33–62.
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Jiwani, Y. (2009). Symbolic and discursive violence in media representations of Aboriginal missing and murdered women. In Violence in hostile contexts e-book (pp. 45–63).
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https://repository.unam.edu.na/bitstream/handle/11070/2309/kamaya2018.pdf?sequence=1&isAllowed=y.
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