Le fémicide dans le contexte canadien
Bien que l’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation (OCFJR) n’ait été créé qu’en 2017, le terme « fémicide » a une longue histoire dans ce pays, qui s’étend sur plus de trois décennies. Son utilisation a été courante pendant un certain temps, à la suite du fémicide de masse perpétré à Montréal, au Québec, en 1989 (voir « Le massacre de Montréal » ci-dessous) et en raison d’une recherche novatrice sur le fémicide en Ontario (voir « Le Meurtre de femmes … » ci-dessous), qui a été lancée plus tôt la même année. En outre, au cours de ces trois décennies – et même plus – le mouvement autochtone de base a cherché, et cherche toujours, à attirer l’attention sur le nombre disproportionné de femmes et de filles autochtones disparues et assassinées (FFADA) dans ce pays (voir « Femmes et filles autochtones… » ci-dessous). Alors que le rapport final de l’Enquête FFADA de 2019 décrit avec justesse la situation comme un « génocide », notre utilisation du terme « fémicide » n’est pas mutuellement exclusive de ce phénomène, étant donné l’intersection du racisme et du sexisme – institutionnel et individuel – qui est essentielle pour comprendre cette forme de violence à l’encontre de certains groupes de femmes et de filles. Chacun de ces contextes est discuté plus en détail ci-dessous, car ils représentent le terrain crucial sur lequel l’OCFJR a été construit.
Le massacre de Montréal
La pertinence du terme « fémicide » dans le contexte canadien a été mise en évidence le 6 décembre 1989, lorsqu’un homme blanc armé d’un fusil est entré dans l’École polytechnique de l’Université de Montréal avec l’intention de tuer des femmes, les accusant d’être responsables de son échec à l’admission au programme d’ingénierie. L’homme a séparé les étudiants par sexe et a crié « Vous êtes toutes féministes et je déteste les féministes » avant de tirer sur les femmes.
À la suite de cet acte de violence meurtrière motivé par le sexe, 14 femmes ont été tuées et de nombreuses autres femmes et hommes ont été blessés avant que l’homme ne retourne l’arme contre lui. La nature politique de cette attaque, en tant que meurtre motivé par le sexe, ou fémicide, a été largement ignorée par les médias. Au lendemain de la tuerie, de nombreuses personnes ont décrit les actes de l’homme comme l’œuvre d’un fou, déconnectant la violence de ses attitudes haineuses, sexistes et misogynes à l’égard des femmes. En bref, on ne reconnaît pas qu’il a ciblé ses victimes parce qu’elles étaient des femmes, conformément à la définition du fémicide, et cet acte n’a donc jamais été identifié comme le fémicide de masse qu’il était. Récemment, en 2019, 30 ans après la tuerie, la ville de Montréal a reconnu qu’il s’agissait d’un attentat antiféministe, mais pas d’un fémicide.
Chaque année, le 6 décembre, les Canadiens se rassemblent pour rendre hommage aux victimes du massacre de Montréal ainsi qu’à d’autres victimes de fémicides lors de la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes.
Le meurtre de femmes : Le fémicide intime en Ontario, 1974-1994
À l’instar des tendances mondiales, au Canada, les fémicides sont le plus souvent perpétrés par des partenaires masculins actuels ou anciens, un fait clairement mis en évidence par l’une des premières études de ce type, qui fait l’objet de deux volumes : Woman Killing : Intimate Femicide in Ontario, 1974-1990 et Woman Killing : Intimate Femicide in Ontario, 1991-1994. En réponse à une série de meurtres, cette étude a été menée par un groupe de huit femmes qui s’étaient réunies plus tôt au cours de l’année où le massacre de Montréal s’est produit. Ces femmes se sont donné pour mission d’en apprendre davantage sur les femmes tuées par leurs partenaires intimes masculins.
Se nommant elles-mêmes le « Women We Honour Action Committee » (le Comité d’action pour les femmes que nous honorons), elles ont effectué une revue de la littérature sur les femmes tuées dans le cadre de leurs relations intimes avec des hommes, ce qu’elles ont appelé le « fémicide intime ». Elles ont ensuite entrepris une étude avec trois objectifs : (1) documenter l’incidence des meurtres de femmes par des partenaires intimes en Ontario ; (2) décrire les caractéristiques des personnes impliquées et les circonstances entourant les meurtres ; et (3) présenter les histoires d’un petit nombre de femmes qui ont été tuées par des époux, des conjoints de fait ou des copains, actuels ou anciens.
Réalisée en deux étapes, l’étude a couvert la période de 1974 à 1994, documentant les fémicides de 1 206 femmes âgées de 15 ans et plus à partir des registres officiels. Sur les 1 120 cas dans lesquels les meurtriers ont été identifiés, 705, soit 63 %, étaient des partenaires de sexe masculin actuels ou anciens. [Voir le résumé des deux études – disponible uniquement en anglais].
Les auteurs de l’étude – Maria Crawford, Rosemary Gartner et Myrna Dawson – ont reconnu que de nombreuses questions restaient en suspens, contribuant ainsi de manière significative aux connaissances sur le fémicide et le fémicide intime à l’époque. Il s’agissait notamment de savoir pourquoi certaines femmes – telles que les femmes autochtones – étaient confrontées à des risques de fémicide intime disproportionnés par rapport aux femmes non autochtones.
Cette question continue d’être posée aujourd’hui dans le cadre de l’attention portée aux femmes et aux filles autochtones disparues et assassinées, mais pas seulement dans le contexte du fémicide intime, étant donné le risque élevé qu’elles courent en dehors du contexte de l’intimité, comme nous le verrons plus loin.
Femmes et filles autochtones disparues et assassinées
Au Canada, les statistiques officielles ont constamment mis en évidence au niveau national ce qui a été souligné ci-dessus dans l’étude sur l’Ontario : Les femmes autochtones sont beaucoup plus susceptibles d’être tuées par leur partenaire masculin que les femmes non autochtones au Canada. En fait, les femmes et les filles autochtones sont surreprésentées parmi les victimes de fémicides en général. Par exemple, selon les données de Statistique Canada, environ 5 % de la population canadienne est autochtone et féminine, mais elle représentait 24 % des victimes d’homicide en 2021, année pour laquelle les statistiques les plus récentes sont disponibles.
Malgré le risque plus élevé de fémicide intime, la recherche montre que les femmes et les filles autochtones sont également plus souvent tuées par des connaissances masculines et des étrangers que les femmes et les filles non autochtones. Ce fait a été mis en lumière par l’initiative Sisters in Spirit lancée en 2005 par l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), qui a constaté qu’en 2010, plus de 580 femmes et filles autochtones avaient été assassinées ou portées disparues dans tout le Canada. Il en ressort notamment que les femmes et les filles autochtones sont plus souvent tuées par des connaissances masculines ou des étrangers que par des partenaires masculins, même si les statistiques officielles indiquent qu’elles sont huit fois plus susceptibles d’être tuées par des partenaires masculins que les femmes non autochtones.
L’initiative Sisters in Spirit a mis en lumière plusieurs problèmes systémiques, notamment l’impunité dont jouissent de nombreux auteurs, à l’instar de ce qui se passe dans d’autres régions du monde, telles que l’Amérique latine et l’Afrique du Sud. L’étude a révélé que près de la moitié des affaires impliquant des femmes et des filles autochtones au Canada n’ont pas été résolues et qu’aucune accusation n’a été portée dans environ 40 % des cas. Ces chiffres continuent d’être contestés et débattus par d’autres, notamment par la GRC, qui a fait état de taux d’élucidation beaucoup plus élevés, allant de 80 à 100 %. La proportion de ces affaires qui ont abouti à des inculpations ou à des condamnations reste toutefois largement inconnue.
Après des appels répétés en faveur d’une enquête sur le traitement des femmes et des filles autochtones, le gouvernement canadien a lancé en 2016 l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Elle avait pour mandat de rendre compte des causes systématiques de toutes les formes de violence à l’égard des femmes et des filles autochtones. Une fois de plus, Réclamer notre pouvoir et notre place : Le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a démontré que le risque élevé de violence auquel sont exposées les femmes et les filles autochtones découle, en grande partie, de l’incapacité de la police et d’autres acteurs du système de justice pénale à répondre de manière adéquate aux besoins des femmes et des filles autochtones. Ce fait est à la fois une cause et une conséquence de l’héritage permanent et des processus contemporains de la colonisation, dont le rapport d’enquête a conclu qu’il s’agissait d’un génocide.
Le fémicide peut également être utilisé pour décrire les meurtres de femmes et de filles autochtones, comme indiqué ci-dessus, car le génocide et le fémicide ne s’excluent pas mutuellement. Compte tenu de l’intersection de la violence raciale et de la violence motivée par le sexe et de l’impunité avérée de certains des auteurs, le terme « féminicide », qui est devenu plus courant en Amérique latine, peut également être approprié, car il vise à rendre compte de l’impunité des auteurs et des réponses inadéquates de l’État à ces crimes. Parce que le sexe/genre reste un facteur déterminant du risque de violence mortelle dans certains contextes par rapport aux hommes autochtones, le terme « fémicide » a également été utilisé pour décrire ces meurtres (voir, par exemple, http://www.independent.co.uk/news/world/americas/canadas-femicide-epidemic-brings-calls-for-inquiry-9687855.html).
L’activisme, le plaidoyer et la recherche susmentionnés ont jeté les bases cruciales de l’OCFJR et du mouvement #Cestunfémicide.
#CestunFémicide : L’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation
En 2017, l’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation (OCFJR) a été créé en s’appuyant sur le travail de base crucial effectué par les groupes et mouvements susmentionnés au Canada, et en s’inspirant des défenseurs et activistes d’Amérique latine. Le moment a également coïncidé avec un appel permanent de la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la violence à l’égard des femmes, ses causes et ses conséquences, invitant les pays à mettre en place des observatoires ou des veilles sur le fémicide afin de documenter plus précisément les meurtres de femmes et de filles liés au sexe/genre, désignés sous le terme de fémicide/féminicide.
Adoptant comme hashtag officiel #CestunFémicide (#CallItFemicide en anglais), l’OCFJR a publié son rapport inaugural en 2018 et a depuis publié des rapports annuels , y compris son plus récent examen quinquennal #CestunFémicide (2018-2022). Le hashtag #CestunFémicide est utilisé pour sensibiliser et éduquer le public et les professionnels à l’importance de désigner les meurtres de femmes et de filles liés au sexe/genre par le terme de fémicide, qui rend compte des façons distinctes dont les femmes et les filles sont tuées par rapport aux hommes et aux garçons, bien que les deux soient principalement tués par des hommes. L’identification de ces distinctions est cruciale pour le développement d’initiatives de prévention plus nuancées et pour une documentation plus précise de cette forme de violence, ce qui n’a pas été fait de manière adéquate au Canada.
Le mouvement #CestunFémicide exhorte également les gouvernements et les dirigeants à reconnaître le fémicide comme un crime distinct (voir plus de détails dans Le fémicide et la loi) et exhorte les médias à utiliser le terme lorsqu’ils décrivent les meurtres de femmes et de filles liés au sexe/genre (voir Le fémicide et les médias). Ces deux changements nécessitent une meilleure compréhension des motivations ou des indicateurs qui font que le meurtre d’une femme ou d’une fille est un fémicide. Des efforts au niveau national et international visent à améliorer la conceptualisation et la mesure du fémicide et du féminicide, comme indiqué sur le site Définir et mesurer le fémicide .
Résumé
Le fait de mettre l’accent sur les événements susmentionnés et sur certains groupes de femmes et de filles dans l’évolution du terme « fémicide » au Canada n’a pas pour but de diminuer l’importance des divers autres groupes de victimes de fémicide. Il est reconnu que les identités sociales multiples, seules ou combinées, aggravent le risque de fémicide pour certaines femmes et filles, ce qui entraîne également des réponses sociales et juridiques variées à leur assassinat. Ces questions sont examinées et développées dans d’autres sections du site web et analysées en détail dans les rapports annuels de l’OCFJR qui peuvent être téléchargés à partir de ce site web .
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